Edward C. Green n’est pas un scientifique isolé. Anthropologue médical, spécialiste des épidémies en Afrique, directeur de recherche sur la prévention du sida à l’université de Harvard (U. S. A.), il a publié plusieurs enquêtes et méta-études sur le développement de l’épidémie du HIV. Sa dernière analyse sur les causes de l’épidémie : A framework sexual partnerships : risks and implications for HIV prevention in Africa [1], écrite en collaboration avec 3 collègues, s’appuie sur plus d’une cinquantaine d’études, dont certaines sont très récentes.
Pourquoi une telle épidémie en Afrique sub-saharienne ?
Quels sont les facteurs prédominants qui favorisent ou non l’épidémie du sida ? Comment une « dynamique de transmission » se met-elle en place à l’échelle d’une population ? C’est la question de départ de l’étude. Les auteurs ne s’arrêtent pas aux groupes particuliers, mais cherchent à comprendre les mécanismes de propagation de l’épidémie dans des régions très vastes, comme celles du sud et de l’est de l’Afrique, où des franges très importantes de la population sont touchées.
Ils concluent que, dans cette partie du monde, la cause principale de développement de la pandémie est la persistance, dans une proportion importante de la population, de relations régulières concomitantes, ou/et de relations se chevauchant dans le temps. Par exemple, dans le sud de l’Afrique, il est assez courant qu’une personne ait, à la fois, un conjoint avec lequel elle habite et une ou plusieurs relations suivies avec d’autres partenaires. Et ces partenaires peuvent eux-mêmes avoir d’autres relations suivies par ailleurs. Ainsi, si de nombreuses personnes ont, dans la même période, des relations suivies avec plusieurs partenaires réguliers, il se crée dans la population, un réseau de plus en plus large, qui favorise la propagation du virus.
Un réseau de relations multiples qui favorise le virus
Pour quelles raisons la simultanéité des relations régulières est-elle un facteur si important comparativement aux autres ? Essentiellement en raison de la virulence et de la nature infectieuse plus élevées du HIV dans les semaines qui suivent la contamination. Des relations régulières concomitantes augmentent la probabilité que le virus se répande de personne en personne, avant d’avoir perdu une partie de son caractère infectieux. Ces relations régulières multiples accroissent donc la vitesse de propagation de l’épidémie, a fortiori si ce type de comportement est courant dans une société.
Les limites de la promotion du préservatif
Des études, citées par les auteurs, établissent que, dans les groupes très exposés (prostitués et leurs clients…), ou dans le cas de relations sexuelles occasionnelles, l’utilisation systématique et correcte du préservatif peut contrebalancer les risques que font courir ces relations (études menées au Cambodge, au Sénégal, en Thaïlande, en République dominicaine). « Quand ils sont utilisés de façon systématique par des couples séro-discordant connus, les préservatifs réduisent la transmission du HIV de 80 à 90 %, en comparaison de couples qui ne les utilisent pas » [2].
Toutefois, les auteurs mettent en cause l’efficacité des campagnes pro-préservatif à l’échelle de toute la population :
« L’utilisation correcte et systématique du préservatif réduit indubitablement le risque individuel d’une infection par le HIV, cependant l’efficacité du préservatif pour prévenir la contamination à l’échelle d’une population a été limitée dans les épidémies généralisées. Cette inefficacité est due à l’usage non systématique et/ou incorrect du préservatif et probablement aussi à des comportements désinhibés. » [3]. Par comportements désinhibés, il faut entendre « la persistance ou la prise accrue de risques élevés à cause d’un sens croissant de sécurité dû au préservatif ».
La promotion du préservatif est loin d’être une solution efficiente dans le cas des relations régulières : « Vingt-cinq ans d’expérience dans la prévention du Sida, et une expérience plus longue encore dans le planning familial, ont montré qu’une utilisation systématique du préservatif est difficile à atteindre parmi ceux qui ne font pas partie des groupes les plus à risques. Nous devons admettre que durant les relations régulières à long terme, même si elles sont multiples et/ou concomitantes, les préservatifs seront rarement utilisés de façon systématique » [4].
Les partisans de la promotion du préservatif ont beau jeu d’avancer que « si » tout le monde, ou presque, utilisait systématiquement, et de façon correcte, le préservatif, l’épidémie ralentirait. C’est vrai, d’un point de vue probabiliste. Mais dans la réalité, cela ne fonctionne pas ainsi. C’est aussi ce que constatent dix experts du sida dans un article publié par la revue Science en 2008 : « L’utilisation systématique du préservatif n’a pas atteint un niveau suffisant, malgré des années de promotion agressive, pour produire un ralentissement probant des nouvelles infections dans l’épidémie généralisée d’Afrique sub-saharienne » (« Reassessing HIV Prevention », 2008).
La fidélité, meilleure arme contre la pandémie
Ce qui, en revanche, est efficace, et assez rapidement, ce sont les stratégies valorisant la fidélité réciproque. Les auteurs rappellent le cas de l’Ouganda, où des campagnes mettant au premier plan l’abstinence et de la fidélité ont fait chuter de façon spectaculaire l’épidémie. Mais d’autres cas existent. Ainsi, au Kenya, la diminution du nombre de personnes ayant plus d’un partenaire a été accompagnée d’une réduction du pourcentage de personnes atteintes par le virus. Des résultats similaires ont été observés au Zimbabwe, et dans certains segments de population de Côte d’Ivoire, d’Ethiopie et du Malawi.
Changer de stratégie globale
Les auteurs observent qu’un groupe de plus en plus large de chercheurs et responsables publics (dans des universités réputées, à la Banque mondiale, dans l’agence américaine pour le développement international, en Afrique…) considère que les politiques de prévention ne se sont pas assez intéressées, jusqu’à présent, au problème des relations multiples.
Ils demandent que les politiques de prévention et de recherche soient davantage axées sur l’encouragement à réduire le nombre de partenaires et sur la fidélité. Et ils souhaitent que des moyens aussi considérables que ceux qui ont étés consacrés à la promotion du préservatif, soient mis en œuvre pour développer cette stratégie de changement des modèles de comportements.
Remettre la personne au centre de la lutte contre le sida
Cette étude éclaire particulièrement les propos du pape dans l’avion qui le menait au Cameroun. Benoît XVI a été interrogé sur la pandémie du Sida en Afrique. Comme le font les auteurs de cette étude, il a répondu sur le plan des moyens à mettre en œuvre à l’échelle des populations entières. Dans cette perspective globale de lutte contre l’épidémie, il a remis en cause l’efficacité de la distribution de préservatifs. Ce n’est pas par hasard que plusieurs médias, à la suite de l’Agence France Presse, ont travesti ses propos, ajoutant qu’il avait déclaré que « l’utilisation » des préservatifs « aggravait » le problème du Sida.
Cela a provoqué un scandale car dans les représentations mentales, l’expression, « l’utilisation de préservatifs » renvoie au comportement individuel d’une personne déjà engagée dans des relations sexuelles. Ce que beaucoup ont « entendu », « perçu » alors, c’est que dans le cas de relations sexuelles à risque, l’utilisation du préservatif aggravait le problème.
Ce n’est pourtant pas sur ce terrain que le Saint-Père s’est engagé. À la lumière de cette étude, on voit que sa réponseétait particulièrement adaptée aux conditions réelles de propagation à grande échelle de l’épidémie en Afrique sub-saharienne. Cela a été complètement occulté par de nombreux journalistes. Leur réaction scandalisée de défense du préservatif était manifestement conditionnée par un modèle européen de lutte contre le Sida qu’il faudrait projeter en Afrique.
Enfin, la suite de la réponse du pape épouse, avec une justesse étonnante, les changements de comportements préconisés par Green et ses collègues. Le pape dit que pour lutter contre le sida, il faut passer par « une humanisation de la sexualité, c’est-à-dire un renouveau spirituel et humain qui apporte avec soi une nouvelle manière de se comporter l’un avec l’autre ». Il nous rappelle ainsi que ces changements de comportement en matière de sexualité seront d’autant plus effectifs que l’on s’adressera à la personne humaine dans son intégralité. Dans le National Review [5], E. C. Green commente ainsi ce passage du pape : « Nous avons, en d’autres termes, à traiter les personnes comme des personnes. Réfléchir avec elles et leurs montrer qu’il y a une meilleure façon de vivre, respectueuse d’elles-mêmes et des autres. C’est un message de bon sens, qui n’est pas de la folie, que vous soyez en Afrique ou que vous ayez affaire à des adolescents américains en pleine crise hormonale. »
Paradoxalement, les jeunes faisant vœux de rester vierge avant le mariage peuvent s'exposer à des risques de contamination tout aussi importants que les autres par les IST.